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ذ.نجم الدين مهلة
قصص باللغة الفرنسية من واقع تاريخ وتراث بني يزناسن، امتزجت أحيانا بخيال كاتبها الأستاذ نجم الدين مهلة. سرد جميل لوقائع ترسخت في ذهنه نقلا عن والده رحمة الله عليه، لما كان يصاحبه في جوالات بين أحضان جبال بني يزناسن، وقصص قام بترجمتها من اللغة العربية لصاحبها الأستاذ محمد مهداوي. يضع هذه الثمرة من أعماله رهن إشارة القراء تعميما للفائدة . جزاه الله خيرا
قــــــــائمـــــــة محتــــــويــــــــات الصفحــــــــــة Sommaire La vieille femme au dos courbé Thaourirte n’thfoughth ou L’histoire du lac d’Ouaoulloute La stèle oubliée Le Rocher des Ath Ameur La chèvre patriote Une fidéleté à toutes épreuves La chèvre des Béni Znassen L'union fait la force Nour, la gracieuse biquette de Tafoughalt ou la tirade du Cheikh Le pont de la concorde Chèvre Nour Dame dignité
La vieille femme au dos courbé
Il m’arrivait de me promener avec mon jeune frère dans la campagne environnante, sur les hauteurs luxuriantes de notre région. Nos randonnées étaient l’occasion pour des discussions orageuses certes, mais fructueuses. Un jour, sur les hauteurs des béni Znassen attenantes à notre petite ville de Berkane, nous avions croisé sur notre chemin une vieille femme ; ce qui était tout à fait normal. J’avais remarqué cependant que mon compagnon de route suivait du regard la vieille campagnarde, l’air intrigué. Connaissant mon frère, je m’attendais à une question imminente. Ce qu’il ne tarda pas à faire. -Pourquoi cette femme a le dos courbé ? -Parce qu’elle est vieille pardi, lui répondis-je l’air de quelqu’un qui ne voulait pas supporter une discussion à bâton rompu. Mon frère se tut. Est-ce qu’il a été convaincu par ma réponse évasive ? Je ne le pensais guère. Il n’était pas dans ses habitudes de se taire, de se contenter d’une réponse sans la faire suivre de tant d’autres. Et pour en avoir le cœur net, je l’abordai manu militari : -Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi ce silence ? -C’est que notre grand-mère aussi est vieille mais elle n’a pas le dos courbé, elle ?s’exclama-t-il dans un sursaut après une longue réflexion. Paf ! Sa remarque me fit l’effet d’une gifle, me laissant tout pantois. Je ne m’attendais pas à cette volte-face de sa part. Et le pire, c’est qu’il avait raison. Je lui dis alors : -La déformation de cette campagnarde est le résultat d’un long processus qui s’est étalé sur la plus grande partie de sa vie, autrement dit : de sa prime enfance jusqu’à cet état d’incapacité totale où elle se trouve en ce moment. C’est là le résultat d’un labeur continuel qui commence avec le lever du jour et ne se termine qu’avec la tombée de la nuit. C’est là le résultat de sa condition de sous-être, bonne à tout faire. De la procréation à la bête de somme. Si nos campagnes sont florissantes et riches c’est grâce au travail laborieux de ce genre de femmes. Mais si notre société est malade c’est parce que celle qui donne la vie est malade. Tu vois la fille là-bas ? … oui celle qui porte ce tas de brindilles, eh bien, elle est vouée à ça ! Si notre société ne la sauve pas de ce servage familiale, elle est condamnée dès maintenant à se transformer en cette créature pliée en deux et qui a attiré ton attention, mon frère. -Et l’école, est ce qu’elle n’a pas un rôle à jouer ? -Si et il est majeur mais que peut-elle faire contre le dictat de la misère et du manque ! Les familles sont pauvres et dans le besoin. Les enfants, les filles en particulier, sont plus utiles dans les champs que sur les bancs de l’école, c’est ce que pense une tranche non négligeable de la population. Le fellah ne peut pas attendre, ses semences non plus, il a besoin de bras. -C’est un vrai dilemme alors ?! -L’avenir de cette fille et de ses semblables est compromis, voire tout tracé. Ce sont des êtres qui dépendent du bon vouloir des adultes. Elles n’ont pas droit de cité. Le mariage précoce est une dérogation et non une solution, il ne fait que rendre les choses plus complexes. -Et l’Etat, il a tout pour y remédier, non ? -L’Etat ? Seul, il ne peut rien faire, même avec tout son arsenal juridique et coercitif si les bonnes volontés ne se mettent pas de la partie. Les associations doivent sortir sur le terrain, les parents devraient faire plus de sacrifices. L’état, fournir et les subsides et la logistique pour parer à tout dérapage. Ces jeunes filles sont les femmes de demain, faisons en sorte qu’elles ne vieillissent pas avant l’âge. Qu’elles marchent toujours le dos droit une fois l’âge de nos grands-mères. Mon petit frère se cloîtra dans un mutisme éloquent. Ce fut les rares moments où il réagissait de la sorte, preuve que ce sujet le dépassait, qu’il n’avait pas de solution à préconiser. La suite du chemin se fit dans le silence.
Thaourirte n’thfoughth ou L’histoire du lac d’Ouaoulloute
Prologue : Au pied du mont Foughal se trouve le lac d’Ouaoulloute et tout autour se dresse le village du même nom, chef lieu de l’une des branches des Bni Atig du nord, qui fait partie du rassemblement des quatre grandes tribus des Béni Snassen. Le lac, pour y revenir, est sujet à plusieurs légendes qui se sont perpétuées au fil des siècles de bouches à oreilles par les grands-mères qui ne se lassaient pas de les raconter à leurs petits enfants. L’une de ces légendes qui ont résisté au temps est celle de l’homme qui était venu du levant. « Il était une fois une vieille femme de simple condition qui vivait seule dans une chaumière à la périphérie d’un grand et riche village. On ne lui connaissait aucun membre de famille. Et pour seuls compagnons, elle avait une chèvre qui lui procurait son bol de lait quotidien et une chatte noire avec laquelle elle partageait le produit de sa traite. Les habitants du village, quant à eux, ils s’en méfiaient et s’en éloignaient comme de la peste et pour cause : elle avait quelques connaissances des plantes médicinales qu’elle utilisait pour soigner telle ou telle maladie. Comment et quand elle avait acquis ce savoir ? Nul ne le savait. Ils confondaient cet usage ancestrale avec de la sorcellerie et ne faisaient appel que rarement à ses services. Et ce qui était encore plus cocasse dans cette attitude saugrenue est qu’ils-les villageois- boycottaient la pauvre femme pour se jeter dans les bras de quelques charlatans qui foisonnaient dans le bourg et ses environs. Cependant le plus triste c’était qu’ils ne savaient pas que ce rejet mettait à mal la vieille femme qui arrivait difficilement à joindre les deux bouts. Et ce qui la chagrinait encore davantage était la solitude où elle se trouvait confinée malgré elle, devenant ainsi son lot quotidien. Les enfants du village n’enviaient rien à leurs aînés, ils se mettaient eux aussi de la partie. Ils n’hésitaient pas à l’insulter et à lui lancer des pierres quand l’occasion se présentait. Pour atténuer le poids éreintant de cet ostracisme, la vieille herboriste avait élevé une chatte noire qui la suivait partout comme son ombre. Ce compagnonnage entre une femme et un animal, noir de surcroît, ne faisait qu’accroître la méfiance des gens qui voyaient là la preuve vivante de l’accointance de cette sorcière avec les forces occultes, étant donné qu’un chat noir n’est, selon la conscience collective, que la réincarnation d’un démon. Et il serait fastidieux que d’expliquer que les hommes, en ces temps reculés, étaient rongés par la superstition jusqu’à la moelle des os. Et la pauvre femme était la première à en pâtir. Les jours passèrent et l’attitude des villageois ne changea pas d’un iota. La vieille femme médecine s’absentait deux, trois jours en emmenant ses compagnons d’infortune. Ces absences répétées confortaient les bourgeois[i] dans leur position. Ils croyaient dur comme fer que ces disparitions fortuites, c’était en fait pour rejoindre d’autres sorcières adoratrices du malin. La vérité était bien sûr tout autre. Et des plus banales encore. La pauvresse s’enfonçait de plus en plus profondément dans la forêt pour glaner quelques herbes médicinales qui se faisaient rare à cause de l’alpage[ii] à outrance. Par une journée de grande canicule arriva au village un étranger, l’âge incertain. Il avait fière allure malgré l’état de délabrement où il se trouvait. Il était vêtu d’une vieille djellaba qui avait vu des jours meilleurs, une barbe couleur de cendre couvrait presque un visage émacié et bistré par le soleil. Il traînait des babouches éculées qui ne lui facilitaient guère la tâche. Il s’arrêta à l’entrée du village, lorgna à gauche et à droite comme s’il cherchait quelque chose de précis puis repris sa marche avec entrain après avoir épongé son front perlé de sueur du manche de sa djellaba. Il se dirigea directement vers la place où il avait repéré un puits. Une fois là-bas, il déposa son espèce de baluchon à même le sol et se mit à puiser de l’eau. Pendant tout ce temps, quelques villageois s’agglutinèrent pour former de petits groupes épars tout autour. Il faut dire que la venue inopinée d’un étranger était un événement mais aussi un sujet à suspicion. Le dernier venu comprendrait qu’ils n’avaient pas les étrangers en odeur de sainteté. L’étranger ne fit guère attention aux conciliabules qui se faisaient tout autour. Il entama une toilette sommaire, but quelques gorgées, fureta dans son sac, tira un semblant de tapis de prière qu’il déposa en direction du levant. Sa prière finie, il leva la tête vers le ciel pour constater que le soleil commençait à décliner vers le ponant. Il devait chercher un point de chute pour la nuit. Il remballa ses affaires et se dirigea vers le groupe le plus proche. Avant même de s’en approcher, tout ce beau monde se débina, même manège se répéta plusieurs fois; la place naguère pleine d’animation, se vida comme par enchantement. L’homme du passage ne s’en offusqua guère. Il avait l’habitude de ces réactions spontanées des petites gens. Les temps sont durs, les routes n’étaient pas sûres, aimaient-il à se répéter en son for intérieur. Il faut dire qu’il avait une confiance aveugle en le genre humain. Il reprit son ballot et commença à faire le tour des maisons. A la première, personne n’ouvrit et avant même d’arriver à la deuxième, il entendit la porte puis les fenêtres claquer à tour de rôle dans un fracas de tonnerre. Même réaction à la troisième demeure, toutefois alors qu’il s’apprêtait à retenter sa chance, il entendit une voix qui lui disait à travers les jalousies : « Tu es entrain de perdre ton temps étrangers, ici on n’aime pas les gens du passage, reprends ta route avant que la nuit tombe ! » Il n’eut d’autres choix que de suivre le conseil de la voix inconnue. La région était truffée de grottes et d’igues, il en trouverait bien une. Et avec un bon feu de camp, il se tiendrait au chaud tout en mettant à bonne distance les prédateurs nocturnes, se dit-il. Il reprit sa marche en silence. Rien sur son visage ne trahissait une quelconque colère ou nervosité contre ces campagnards endurcis ni contre la malchance qui n’avait pas cessé de lui faire de l’ombre. Comme jamais, contre mauvaise fortune, il fit bon cœur. Il essaya de trouver des excuses à l’attitude de ces villageois. Sa mansuétude n’avait d’égal que sa grandeur d’âme. Sa bonté de cœur occultait l’état de dénuement où il se trouvait. Une aura mystérieuse émanait de sa personne mais une aura invisible aux gens au cœur de pierre. Ceux-là étaient certes aveuglés par les vicissitudes de la vie mais aussi par une avarice et une concupiscence sans égal. L’homme qui venait du levant entamait une âpre escalade quand son regard fut attiré par une cahute sur sa droite en bas de la colline concomitante à la montagne sur laquelle il se trouvait. Oubliant ses déboires au village, il décida de retenter sa chance. Allah est grand, clamait-il tout le temps comme un refrain. Ce fut une dure descente. Avait-il le choix ? Il prit donc le parcours inverse comme s’il rebroussait chemin puis bifurqua à dextre toujours en descendant. Ce fut une course contre la montre comme dirait quelqu’un de nos jours. Quand il atteignit la chaumière, c’était déjà le crépuscule. Sur le perron de la cabane se dressait la silhouette de ce qui paraissait être une femme, la nuit qui tombait ne lui permettait pas de voir clair. Il ralentit la cadence pour ne pas effaroucher le spectre devant lui, l’expérience du bourg était encore vivace dans son esprit. Heureusement pour lui, la femme sur le seuil, puisque s’en était une, n’avait pas bougé de sa place, elle semblait même l’attendre. Le voyageur prit cela pour de la bonne augure. Il salua : -Assalamo alaycom ma bonne dame ! -Wa alayKoum assalam étranger, répondit la vieille herboriste. Eh oui, le hasard ou la volonté divine, ou peut-être même les deux avaient amené notre voyageur solitaire vers la vieille femme. -Je suis de passage, je cherche le gîte pour cette nuit et je me contenterai du peu que vous daignerez m’offrir gente dame. -Soyez le bien venu étranger, pour le gîte, il n’y a pas la place qui manque mais pour le couvert je n’ai que ce bol de lait de chèvre à nous partager tous les deux. Le visage de l’homme s’empourpra plus de honte que de joie. Pour ne pas gêner la vieille, il inventa cette parade : « j’ai l’habitude de jeûner le jour, je le ferai de nuit pour une fois et ça ne fera de mal à personne. Et puis le gîte c’est déjà assez pour moi ». Sur ce, il déposa son sac en tissu et s’affala à même le sol, l’auvent de chaume pour couverture et le corps tout en sueur. Il ne put s’empêcher de fermer les yeux. Il était à bout. Quelques instants plus tard, il fut réveillé en sursaut par les bêlements de la chèvre. Il vit alors la vieille qui tirait son animal, sa seule source de subsistance, et un couteau à la main. Il saisit de suite ce qu’elle voulait faire. Devant son air éberlué, elle lui dit : -j’ai menti quand je vous avais dit que je n’avais rien à vous offrir hormis le bol de lait. Allah ne me le pardonnera jamais ! L’homme n’eut d’autre choix que de louer Allah pour la magnanimité de cette femme, ce geste ne fit que le conforter dans ces principes : la confiance en l’être humain. Les villageois ? C’étaient des brebis qui s’étaient égarées, rien d’autre. Il se leva, prit la lame de la main de la vieille et entama d’égorger puis de dépecer la bête selon le rite musulman. On mangea à satiété, on parla de tout et de rien pendant une partie de la nuit. Son hôtesse lui raconta son passé, sa vie à la marge du village, l’attitude hostile de ses voisins villageois à son égard ; lui, il lui relata ses voyages et ses pérégrinations dans les contrées lointaines pour d’abord apprendre, puis pour prêcher la bonne parole. Il lui fit part de ses différents pèlerinages, ses rencontres, les dangers encourus. Il était originaire du sud du pays, qu’il avait quitté les siens dès son jeune âge et avait passé plus de trente bonnes années à vaguer d’ouest en est et du sud vers le nord. Il était temps pour lui de boucler la boucle pour faire profiter les siens des connaissances qu’il avait glanées ça et là. Le jour suivant, l’étranger se leva de bonheur pour voir la vieille herboriste s’affairer autour d’une large souche d’arbre coupé qu’on trouve d’ordinaire chez les bouchers, improvisée en plan de travail de cuisine en plein air. Elle avait coupé, salé et épicé la viande restante avec de fines herbes dont elle seule avait le secret. Elle choisit ensuite les meilleurs morceaux qu’elle enfila dans un tissu de satin puis se tourna vers son hôte : -Des provisions pour le reste du voyage. N’oublie pas de les faire étaler au soleil dès que tu auras l’occasion de t’arrêter pour te reposer sinon tous mes efforts partiront en odeurs pestilentielles. Elle dit cela et partit dans un éclat de rire larmoyant. -Je suis très confus, j’ai largement abusé de ton hospitalité sage femme. -Ne dites pas de sottises, lança-t-elle un peu froissée, à mon âge on se contente de peu, vous êtes encore jeune et vous en avez plus besoin. Emu par tant d’attention, l’homme qui venait du levant pris les deux mains de la vieille, l’embrassa sur le front et lui dit : -je n’ai rien à vous offrir ma bonne vieille dame, toutefois j’ai une recommandation à vous faire. Je vous conseille vivement de déplacer votre gîte le plus vite possible, je ne puis vous dire quand exactement mais dès que vous voyez la chatte déplacer ses petits, faites de même sans attendre. A la grâce d’Allah. Elle voulait lui poser d’autres questions, avoir plus de détails, lui dire que sa patte-pelu n’était pas pleine mais, d’un pas preste, l’étranger avait déjà commencé à ré escalader la colline, la laissant toute songeuse. Les jours passèrent, la vieille femme reprit son train-train quotidien. La dureté de la vie lui fit presqu’oublier le passage éphémère de cet étrange individu qui venait de l’orient. Cependant, un jour alors qu’elle dormait du sommeil des justes, elle fut réveillée par des miaulements à peine audibles, elle quitta précipitamment sa modeste couche et sortit. Dehors, elle vit un spectacle qui la figea de stupeur. Et les recommandations du voyageur défilèrent dans son esprit. Comment, quand et où l’animal avait mis bas ses petits ? Mystère. La féline avait pris à plein dents un de ses petit par la couenne et remontait la butte. Elle disparut de vue puis réapparut après quelques instants sous le regard médusé de l’herboriste. Le mistigri fit de même avec les autres chatons. Sans tergiverser, la vieille femme emballa tant bien que mal le peu de ses affaires qu’elle jugeait utiles et suivit prestement l’animal. Heureusement pour elle, on était encore en plein été, elle se contenta d’un abri de fortune fait de branches et de tourbe. Deux jours plus tard, on entendit une déflagration assourdissante, la terre bougea sous les pieds de la vieille qui eut juste le temps de s’agripper à un arbre. L’accalmie revenue, elle osa un coup d’œil du côté d’où venait l’écho de l’explosion, du côté du village. Elle resta pétrifiée ; du hameau, il ne subsistait rien. A la place un grand trou béant semblable à un cratère de volcan éteint. Des habitants aucune trace, aucune clameur, aucun gémissement, comme si la terre s’était ouverte et les avait engloutis d’une seule traite. Pour avoir le cœur net, elle dégringola le tertre dans l’espoir de trouver des blessés parmi les rochers. Aucune trace, aucun gémissement et aucun appel au secours. Alors qu’elle examinait le cratère, elle entendit comme un souffle derrière elle, elle se retourna pour voir jaillir de la terre un grand jet d’eau. Elle n’eut d’autres choix que de rebrousser chemin vers son refuge. Une fois sur les hauteurs, elle constata de visu que le débit de l’eau redoublait de puissance et le creux se remplissait à vue d’œil. Le matin suivant la secousse, à la place de l’excavation, il y avait un lac d’une grande superficie dont la rive arrivait presque au faîte de la colline. Le paysage s’en trouva métamorphosé. Une vraie féerie. Les jours et les mois passèrent et la vie suivait son cours normal pour la vieille femme. La nature reprenait tranquillement ses droits : la faune réapparaissait et la flore reconquérait doucement les terres que les êtres humains lui avaient prises et assujetties. L’herboriste avait de la peine à quitter l’endroit où elle avait passé une partie non négligeable de sa vie. Seulement, que pouvait-elle faire devant cette immensité bleue et ces terres qui devenaient de plus en plus hostiles. Endroit où il n’y avait pas âme qui vivait à des lieues à la ronde. Le jour précédant son départ, elle entendit de bon matin ce qui semblait être des clameurs qui lui arrivaient en écho de l’autre rive du nouveau lac. Elle scruta l’horizon et vit soudain une, deux puis trois colonnes de fumée qui montait vers le firmament. -C’est seulement des feux de camp, se dit-elle, des chasseurs peut-être ou une caravane qui traverse la région. Il lui semblait voir des personnes qui bougeaient. Et en grand nombre. Elle ne put résister à la tentation. Depuis la catastrophe, elle avait l’impression d’être seule dans ce monde ici-bas. Elle délaissa ses affaires et se dirigea d’un pas assuré vers les nouveaux arrivants en contournant presque tout le bassin. En arrivant, elle fut accueillie par une sarabande de bambins qui courraient dans tous les sens. A première vue, il s’agissait du feu de camp d’une tribu de passage lors de sa transhumance annuelle ; d’une grande tribu, vu le nombre des tentes et des têtes de bétail qui paissaient un peu partout tout autour. Les femmes du clan lui firent bon accueil. Elle apprit par elles qu’ils venaient du sud, qu’ils fuyaient la sécheresse qui avait fait des ravages parmi leurs cheptels et qu’ils étaient à la quête de nouveaux pâturages. A son tour, la vieille leur fit le tour d’horizon de son histoire, ce qui était arrivé aux gens de son village et sa décision de quitter la région. Après un bref moment de réflexion, elle leur demanda tout bonnement : « Pourquoi ne pas vous installer sur ces terres, elles sont à personne maintenant ? Et ce n’est ni l’herbe ni l’eau qui manque par ici, ajouta-t-elle ». Les femmes de la tribu se regardèrent et après un bref conciliabule, trouvèrent l’idée non dépourvue d’intérêt. Prit la parole alors celle qui devait être la femme de l’amghar de la tribu, car toute les autres se turent : -Ce serait de bon augure pour nous mais c’est au conseil de la Djemaa d’en décider car il s’agit là d’une décision capitale pour l’avenir de la tribu. La décision fut prise le soir même à l’unanimité. Un banquet s’en suivit avec des chants et des danses. Une danse en particulier. Laâlaoui, c’est son nom. Elle se caractérise par une chorégraphie qui rappelle la guerre et les faits d’armes de la tribu, avec un déhanchement terrible mais réglé au millimètre près. La vieille femme, quant à elle, fut adoptée par la tribu ; de son côté, elle leur apporta tout son savoir en médecine et en fines herbes. Il était temps pour elle de passer le flambeau à quelqu’un d’autre. Ce serait une grande perte si les connaissances qu’elle avait héritées de père en fils se perdissent dans le néant. Et cela, les sages de la tribu l’avait bien compris. Elle jeta alors son dévolu sur une jeune femme qui semblait prendre de l’intérêt à ce qu’elle mijotait comme mixtures et décoctions. Elles ne se quittèrent plus. Elle l’accompagnait dans toutes ses sorties à la quête des herbes thérapeutiques. Il ne se passa plus beaucoup de temps pour voir se dresser un village en dur, des champs se dessinèrent, la vie reprit son cours et de plus bel. Le lac devint source de richesse pour la tribu. On lui donna le nom de Thaourirt nthfoughth, où la vallée du soleil. L’astre flamboyant illuminait de mille feux l’étendue bleue du lac créant un jeu de lumière continu. Le nom éponyme du village ». Epilogue : L’histoire de la vieille femme et de l’homme qui venait du levant s’était transmise de génération en génération pour arriver jusqu’à nous, jusqu’à faire partie du folklore de la région des Béni Znassen. Les grands-mères la racontaient et la racontent toujours mais ce qu’elles ont toujours omis sciemment ou inconsciemment de raconter aux petits enfants, c’est qu’à des intervalles régulières les eaux du lac happaient des nageurs inconscients malgré les avertissements. Ceux qui s’aventuraient après la prière d’el Açr étaient foudroyés par des forces occultes. Les villageois acceptaient stoïquement ces disparitions. Pour les anciens, c’est là le tribut à payer aux âmes errantes des premiers habitants de la région ceux qui avaient péri lors de ce cataclysme légendaire. Pour conjurer le mauvais sort, les ancêtres avaient instauré une cérémonie pendant laquelle ils égorgeaient plusieurs têtes de bétail pour la gloire d’Allah mais aussi pour apaiser la colère de ces âmes en peine. Toutefois selon les dires de certaines gens, ses esprits errants ne s’apaisaient qu’avec la noyade d’une personne. Et étrangement, après chaque disparition, le volume du lac se triplait et les moissons atteignaient des records jamais égalés. Ne dit-on pas qu’à chaque chose malheur est bon. [i] Habitants de bourg. [ii] pâturage
La stèle oubliée
Les pérégrinations hebdomadaires avec mon défunt père étaient devenues un rendez-vous que je n’aurais jamais raté pour tout l’or du monde. Mon père, que Dieu l’ait en sa sainte miséricorde, le savait mais n’en faisait guère cas. Il avait l’art de faire d’une simple promenade un vrai cours d’Histoire quand ce n’était pas une histoire à suspense[i] ; un succulent gâteau dont la cerise n’était autre qu’une leçon de morale qui participait, telle une motte en pisé, à la construction d’un édifice. Ma personne. Un jour, alors que nous traversions la petite bourgade de Tafoughalt, chef lieu des Béni Znassen, nous bifurquâmes à droite et escaladâmes une petite éminence, vers ce qui devait être un mur d’enceinte en piètre état. J’avais appris avec mon regretté père à ne pas poser de questions avant que de constater, et de visu, ce pour quoi nous avions été là. Nous entrâmes donc à l’intérieur par une porte cochère toute rouillée qui datait de Mathusalem. L’endroit ressemblait plus à un champ en jachère qu’à un cimetière. Eh oui, il s’agit du cimetière chrétien ou de ce qu’il en restait car l’Etat français avait, quelques années après l’Indépendance du Maroc, exhumé et transporté les restes des colons enterrés sur une terre qui n’était plus la leur, vers la mère-patrie ; mais là n’est pas notre sujet. Pour revenir à notre découverte, j’avais vite fait de saisir qu’il ne s’agissait pas d’un cimetière musulman pour cause des croix de fer comme celles incrustées dans le marbre qui avaient, je ne sais par quel miracle, échappé aux maraudeurs et aux profanateurs de tombes. Sur les quelques sépultures restantes, j’arrivais à épeler quelques noms à peine visibles et surtout le mot Pax, que mon père me traduisit comme étant le mot paix en français et Salam en Arabe. Nous nous frayâmes notre bonhomme de chemin tant bien que mal à travers la végétation abondante qui avait entre temps repris ses droits, vers ce qui paraissait être le centre de la nécropole. Nous nous arrêtâmes devant ce qui devait être une plateforme en béton, recouverte d’une fine mousse verdâtre. C’était apparemment la base d’une grande stèle commémorative, comme j’allais l’apprendre par la bouche même de mon guide de père. -Tu vois cette plateforme, mon fils ? -Oui père ?! Et sans attendre ma sempiternelle question et pour mettre fin à mon supplice, il se lança : -C’est là l’assise d’une stèle commémorative à la mémoire des officiers et soldats français tombés au champ d’honneur. -Et alors ? Est-ce qu’elle a quelque chose de particulier pour nous si ce n’est de nous rappeler un passé tragique pour notre pays ? -Oui tu as raison si tu le vois sous cet angle fiston. -Comment, demandai-je sans lui laisser le temps de terminer son exposé. -Cette fois, tu me laisses terminer fils ! me lança t-il, un peu exaspéré par mon manège de poser les questions sans écouter jusqu’à la fin. Il est vrai que ce monument évocatoire ou ce qui reste de son piédestal était là pour se rappeler des soldats français morts sur le champ de bataille, nos ennemis à l’époque, mais par ricochet cette stèle honore par la même occasion d’autres combattants, inconnus ceux-là pour les descendants des gaulois ! -Mais qui sont-ils ? J’étais dans le brouillard, étant petit, Je ne voyais rien arriver. -Je vois qu’il te faut d’urgence un cours d’Histoire, pas de ceux qu’on vous enseigne à l’école, bien sûr. Eh bien, tu dois savoir que les livres d’Histoire ne disent pas tout. On vous a rempli la tête comme quoi que notre pays fût mis sous protectorat à partir de 1912 à la suite des accords d’Algesiras signés entre la France et l’Espagne avec l’approbation de l’Allemagne de l’Empereur Guillaume II, etc … Il faut savoir mon fils que depuis l’occupation de l’Algérie, la France avait de tout temps des visées sur le Royaume chérifien. Elle avait, à maintes reprises, fait des incursions dans notre région pour tester la capacité du makhzen à réagir. L’une des plus importantes fut celle de 1859 dirigée par le général Martimprey. Le corps expéditionnaire français s’était infiltré au Maroc à partir de notre région via « l’Algérie française » mais comme il était prévu, il se trouva confronté à une résistance farouche de la part des tribus des Béni Znassen. Et les soldats morts dont les noms étaient damasquinés sur le monument disparu, eh bien, ils ont été mis hors d’état de nuire par nos ancêtres qui étaient de terribles combattants. Imagine mon fils, la troisième puissance qu’était la France à l’époque n’était venue à bout que difficilement de pauvres hères qui étaient mal vêtus, presque tous pieds nus et qui n’étaient armés, pour la plupart, que de vieilles pétoires datant du début du 19ème siècle. Le contingent envoyé pour les déloger de leur retranchement sur les hauteurs qu’ils connaissaient comme le fond de leurs poches, avait eu du fil à retordre et sans l’intervention des renforts venus d’Oran, il aurait fini par être décimé jusqu’au dernier de ses hommes. Ils avaient mené une vraie guérilla avec laquelle une armée lourdement armée et en grand nombre ne pouvait rien. Le manque d’armes à répétition et de munitions, et devant le nombre croissant des soldats français, constitués pour la plupart de Zouaves et de tirailleurs algériens aguerris, nos guérilléros ou ce qui en restaient avaient fini par mettre bas les armes. Les survivants avaient été soit passés par les armes, soit exilés vers de lointaines contrées comme la Nouvelle Calédonie. Puis mettant ses deux mains sur mes épaules et après un silence éloquent, il me dit avec solennité : -Tu comprends maintenant jeune homme que cette fameuse stèle[ii] est aussi importante pour nous que pour l’ennemi d’hier ? Elle nous aurait permis, si elle avait été toujours à sa place,… elle nous aurait permis de nous rappeler ces braves entre les braves, ces hommes valeureux qui étaient tombés sur le champ d’honneur pour défendre leur terre. C’est eux les vrais héros et non les envahisseurs français. Il était de mon devoir de te parler de ce fait d’armes et de bravoure car notre défaut est que nous avons tendance à tout oublier et vite, même nos héros, ceux qui avaient écrit de leur sang l’Histoire de ce pays. Mon père me lorgna subrepticement, de peur de déranger mon silence. Il savait qu’il m’avait touché au plus profond de moi par son récit. Une émotion vague m’envahit et une larme se fraya son bonhomme de chemin et me réveilla de ma torpeur. Je l’essuyai très vite mais mon manège n’échappa guère à l’œil vigilant de mon paternel. C’était une larme de joie. J’étais fier de mes ancêtres. [i] Cette histoire est un mélange de fiction et de faits Historiques qui ont marqué notre région de l’oriental. [ii] Il y eut deux autres monuments semblables, l’un à Maghnia en Algérie et l’autre à Martimprey-de-Kiss, l’actuelle Ahfir.
Le Rocher des Ath Ameur
Il m’arrivait dans ma prime jeunesse de me promener avec mon père sur les hauteurs du mont Foughal, le plus haut sommet de la chaîne montagneuse des Béni Znassen, grande et fière tribu berbère du nord-est du Maroc. Un jour, après une escalade très difficile, nous nous étions arrêtés, mon père et moi, pour reprendre notre souffle. Je contemplais la beauté environnante qui fait la renommée de la région quand mon regard fut attiré par un rocher aux dimensions anormales. La taille d’un immeuble de deux étages au moins. Je commençais à cogiter, à me demander comment il était arrivé jusqu’au pied de cette montagne. A l’époque, mes connaissances en géologie étaient presque nulles, autant dire que je n’avais trouvé aucune explication à la présence de ce mastodonte en position érectile. Mon père qui m’observait du coin de l’œil, m’interpela comme s’il lisait dans mes pensées : -T’as-vu ce rocher comme il est gigantesque ?! J’acquiesçais du chef en continuant à scruter cette création de la nature. -Tu sais, reprit mon père, autour de ce bloc il y a une anecdote qui se raconte depuis la nuit des temps. Au mot histoire, je fis volte face. J’avais mordu à l’hameçon. Je demandai à mon paternel de me la raconter. Il ne se fit guère prier. Ces randonnées et les histoires qu’il me relatait, c’était sa façon à lui de me faire connaître la terre de nos aïeux : où et comment ils vivaient, leurs exploits comme leurs déboires. Bref tout ce que devait connaître le pubère que j’étais. Et pour rien au monde je ne pouvais manquer ces rendez-vous studieux. « L’histoire de ce rocher est intimement liée à celle des Ath Ameur. Cette anecdote est vraie, fausse ? Nul ne le sait. Mais ce dont les anciens de la tribu étaient sûrs, et qu’on le veuille ou non, est que ce mastodonte a, des siècles durant, façonné et la vie et le paysage des lieux où s’étaient installés les Ath Ameur. Les Ath Ameur est l’une des petites factions de la grande et belliqueuse confédération des tribus des Béni Znassen. Sachant que jusqu’à une époque qui n’est pas si lointaine de la nôtre, la puissance d’un clan se mesurait, certes au nombre de ses guerriers mais aussi à son cheptel et aux terres fertiles qu’il possédait. Malheureusement, ce groupe n’était pas de cette catégorie-là et de ce fait, il ne pouvait prétendre à des terres fertiles et de surcroît imposer son point de vue lors des grandes réunions annuelles des différents clans et familles de la tribu mère. Et leur installation sur le flanc le plus abrupte de la montagne, et surtout le moins généreux ne faisait que confirmer cette position-là. Une immensité de pierraille qui empêchait toute culture. Quelques amandiers pelés, des oliviers deux fois centenaires et puis… » Mon père s’arrêta comme pour créer le suspense et reprit : -La force de leurs bras ! Alors pour compenser cette malchance, les gens de cette faction avaient trimé des années et des années durant sans se fatiguer ni perdre un iota de la verve et de la foi qui les animaient. Ainsi et entre temps, ils avaient acquis un savoir faire inégalable, pour ne pas dire qui faisait défaut à leurs cousins des autres clans. Grâce à leur labeur et au cumul des connaissances qu’ils avaient acquises, ils avaient transformé le tas de pierraille qu’ils possédaient en vergers verdoyants et bien entretenus. Ils avaient gagné leur pari, celui de faire de ces terres stériles, la poule aux œufs d’or. Et ils avaient gardé comme fruit fétiche l’amandier. Les plus succulents et les moins chers étaient et sont toujours les amandiers des Ath Ameur. Le terroir est pour quelque chose bien sûr. Voilà pour l’histoire des Ath Ameur, venons-en à celle du rocher. Comme je l’ai déjà relatée, elle est liée à celle de la tribu. Sur le sommet de la montagne où nous nous trouvons en ce moment, il y avait une grande pierre incrustée dans le sol jusqu’à n’en faire qu’un avec lui. Elle faisait un peu partie du paysage. Et les paysans vaquaient à leurs occupations sans faire attention à elle. Mais un jour, survint l’irréparable qui allait bouleverser la vie de ces paisibles paysans mais aussi le site dans sa globalité et pour toujours. Par une journée très ensoleillées de fin d’hiver, les bourgeons des amandiers qui avaient embelli le paysage commençaient à tomber et les Ath Ameur, chacun retranché dans sa parcelle de terrain, travaillaient d’arrache-pied à essarter, à défricher et à couper ce qui devait l’être, tout guillerets à l’idée de la bonne récolte qu’ils auraient à écouler, par la grâce d’Allah, l’été suivant. Mais les voies du Seigneur sont impénétrables car il arriva qu’un grondement se fit entendre de loin, suivit d’un éboulis de petites pierres et de terre. Tout le monde se mit à l’abri tant bien que mal. Mais que peut-on faire contre les forces de la nature ? Les pauvres fellahs l’apprirent à leur dépend et de la manière la plus tragique qui fût. La secousse, paraît-il, affaiblit l’assise du rocher. Ils le constatèrent, et de visu. La moindre vibration et le monstre aurait été au pied de la montagne. La personne sensée aurait quitté les lieux sans tergiversations et à toute vitesse, mais c’était mal connaître les Ath Ameur. Au lieu, donc, de prendre la poudre d’escampette, ils s’étaient mis debout, chacun à l’orée de sa parcelle tout en levant les bras comme, comble de niaiserie, s’ils s’apprêtaient à stopper cette force de la nature. Ce gigantesque brisant. Et ce qui devait arriver arriva. Une secousse, un éboulement et le géant de dévaler à une vitesse vertigineuse. Il écrasa tout sur son passage. De cette folie suicidaire subite, il en résulta cent victimes. La centième était une veuve éplorée, selon la légende. De nos jours, quand on veut taxer quelqu’un d’ineptie et de balourdise, on lui rappelle cette histoire qui finit toujours par ce refrain proverbiale : « Ath Ameur bou tazrout, 99 lkhalq yammouthen, lakmal thmattoyt ». Autrement dit cette folie n’épargne même pas les femmes. -Maintenant mon fils, me dit mon père, laissant de côté l’histoire du rocher et la niaiserie présumée de ces braves gens et dis-moi ce que tu penses de cette pierraille que tu vois à perte de vue? -Mais … mais je vois rien? répondis-je tout étonné. -Je vois que tu n’as pas saisi mon allusion. Ce que nous voyons, c’est un tapis rouge orné à perte de vue. Du terrain abrupt, du tas de pierraille, ils en ont fait une vraie oasis. Des amandiers, des amandiers et encore des amandiers… Ceci est le résultat d’un labeur continu et d’un savoir-faire hérité de père en fils mais aussi et surtout d’une force de caractère exemplaire. Et quand on contemple cette féerie, l’histoire du Rocher n’a pas droit de cité ici… enfin presque, ajouta-t-il avec un sourire à peine visible. -Hein, comment ? demandai-je précipitamment en le regardant de face. -Tu vois ces gabions là-bas ? -Gabions ? -Ces parapets de pierres entassées l’une sur l’autre avec grande patience, ces frontons qui séparent les parcelles entre elles ?! C’est peut-être la seule séquelle qui subsiste depuis cette folie subite qui avait frappé les aïeux de ces gens-là. Une rancune à l’égard de tout ce qui est pierre et galet. Quand le paysan n’a rie à faire, il cherche les cailloux où qu’ils soient comme on débusque les perdrix et les faisans dans les bosquets et les buissons pendant la saison de la chasse. -C’est la première fois que j’entends que la haine a quelque chose de bon, rétorquai-je triomphalement. -Oui mais contre les pierres et non contre les hommes ! Réponse du berger à la bergère. Nous nous sommes bien reposés, ajouta-t-il, il est temps de partir. On va dévaler ce versant de la montagne direction Rislane. -Pourquoi Rislane ? demandai-je tout agité. -C’est la plaque tournante de la vente des amandes pardi ! ...................................................................................................... [i] -En hommage à la faction des Ath Ameur, parmi lesquels je compte beaucoup de cousins du côté de ma regrettée tante paternelle, 3amti Mannana que Dieu l’ait en sa sainte miséricorde.
La chèvre patriote
Non loin de Tafoughalte chef-lieu des béni Znassen, se trouve Sidi Bouharia, une petite bourgade de quelques centaines d’âmes, plus connue sous le nom éponyme de son marché hebdomadaire de Souk El Had. C’est le rendez-vous incontournable des gens de la région, ceux des plaines comme ceux des hauteurs. C’est l’occasion pour eux de se ravitailler en provisions indispensables mais aussi pour se rencontrer et se ressourcer. Le Znasni qui se respecte ne raterait pour rien au monde les séances du fabuliste avec ses talents d’improvisation, les paroliers et leurs chants populaires, le tout couronné par une tablée sous les tentes autour d’un grand plat de viande hachée et un verre de thé aux arômes enivrantes. Là, les gens se mettent aux faits des ragots et des événements qui ont marqué les villages et les bourgs environnants durant la semaine écoulée. Toutefois, à ce moment-là c’est les nouvelles de la résistance locale dont les gens étaient friands. Tout un chacun avait quelqu’un dans le maquis. La moindre information était la bienvenue… Seulement, rien ne filtrait car les autorités d’occupation avaient la fâcheuse habitude de déployer leur mouchards pendant la durée de ces marchés, car pour passer inaperçus, il n’y a pas mieux qu’une cohue tumultueuse. Sous les tentes devant un auditoire nombreux et attentif, le conteur entamait son conte, parfois c’est Saif bni dhi yazan, quand ce n’est pas Antara ou les voyages fabuleux de Sindbad le marin. Une narration aussi longue qu’un roman fleuve avec des digressions, des descriptions pittoresques et des suspenses à retenir son souffle jusqu’à entendre une mouche voler. Les gens en avaient pour leur argent. Parmi les histoires qu’on se partageait, il y’avait celle de monsieur Hammoudane et de sa chevrette. On racontait que l’oncle Hammoudane, comme on aimait l’appeler, avait une petite chèvre d’une grande intelligence pour un animal. Elle était d’une beauté incomparable avec ses poils longs et soyeux, des yeux cristallins et une démarche altière et pleine d’entrain. Sa voix était comme un baume pour le malade, son pelage avait une couleur pie, faisant d’elle un vrai chef-d’œuvre de la nature qui faisait rêver plus d’un… Un jour, une estafette apporta une missive disant que maître hammoudane cachait dans sa ferme un stock d’armes qu’il venait de réceptionner au port de cap de l’eau en attendant de l’acheminer aux résistants dans le maquis de Ain d’Almou. Une escouade de légionnaires encercla la maison du paysan qui eut juste le temps de se cacher sous un tas de foin au fond de l’écurie. La maison fut passée au peigne fin mais sans résultat, puis vint le tour de l’étable. Les animaux commencèrent à crier à la vue de ces visages inconnus créant ainsi un tintamarre ahurissant qui mit à mal les oreilles délicates des soldats. Pendant cette symphonie grinçante, Maâzouza, la chèvre du maître de céans était restée plantée à sa place, elle suivait de ses yeux vert clair sans broncher le saccage de l’écurie. Soudain, elle se déplaça vers la meule de foin où était tapi son maître. Cela pourrait paraître incroyable, mais elle venait de le sauver in extrémis des soldats car de son corps, elle cacha une partie du pied qui n’était pas couverte de paille. Malgré le zèle qu’ils avaient montré dans leur fouille, les soldats revinrent bredouilles. Par dépit, ils tirèrent quelques salves de mitraillettes en l’air ce qui fit croire aux habitants que les français venaient d’abattre leur pauvre voisin et ami. Tout le monde accourut vers la maison de monsieur Hammoudane pour s’enquérir de ce qui était arrivé et d’exprimer, le cas échéant, leur condoléance à ses proches. Grande était leur stupeur quand ils virent monsieur Hammoudane en train de serrer dans ses larges bras sa chèvre et lui faire des câlins, et l’animal qui s’apprêtait à merveille au jeu. Le vieil homme leur raconta les tenants et les aboutissants de ce qui s’était passé et leur émerveillement s’accrut devant cet animal hors de commun. Aussi, devint-elle depuis ce jour-là la coqueluche du village. On ne parlait que d’elle et de sa sagacité quasi humaine. Elle entra dans les annales de l’Histoire comme la première chèvre patriote du pays, qui sait peut-être même du monde. Ce titre honorifique n’échappa pas aux espions des français qui le mentionnèrent dans leurs rapports. Comme la bêtise n’avait pas de frontière ni de race d’ailleurs, la tête de Maâzouza fut mise à prix. Son nouveau statut de chèvre appartenant à la résistance lui procura le respect de tous, animaux comme êtres humains. De ce fait, elle était devenue intouchable de par sa notoriété de membre à part entière de la Résistance. Elle fut depuis affublée du titre ô combien convoité de : Princesse de la forêt… Deux jours après cet événement hors de commun, oncle Hammoudane envoya Maâzouza sur les hauteurs de Almou avec un message caché dans la sacoche qui couvrait ses pis comme c’était de coutumes dans la région à l’époque. Par ce message, il informait le groupe de Ténissane de l’arrivée des armes et de l’opération d’envergure contre l’ennemi qui était en phase finale avec la participation effective des différentes factions combattantes des béni Znassen. De la réussite de cette opération dépend la poursuite de la résistance dans la région des Béni Znassen. Ayant mené à bien sa mission, la chèvre revint sur ses pas toute guillerette. Malheureusement, sur le chemin du retour, une balle traîtresse d’un légionnaire la mit raide morte. Ils se paradèrent à travers les villages avec le corps sanguinolent de la pauvre bête. Toute la région en fut secouée, attristée et abattue. On déclara un deuil de trois jours. Ayant appris le martyr de sa chère chèvre, oncle Hammoudane la pleura à chaude larmes, il en tomba malade. Pendant plusieurs jours, il évita de s’approcher de l’étable dont chaque recoin lui rappelait la pauvre Maâzouza. Pendant la cérémonie funéraire organisée à sa mémoire, le vieil homme, dans une oraison funèbre très touchante, dit ses mots d’une voix mélancolique mais pleine de force : «chers compatriotes, voici une petite chèvre qui vient de nous donner un grand exemple de sacrifice pour une noble cause, pour vous, pour nous tous qui sommes là à la pleurer. Elle vient de nous donner une grande leçon de liberté et d’indépendance. Prenons exemple sur elle. Elle est décédée en faisant son devoir. Elle est l’exemple même de la fidélité et de la loyauté. Une denrée rare, surtout parmi le genre humain… » Le pauvre homme ne put s’empêcher de donner libre cour à son émotion. Il s’arrêta pour essuyer ses larmes et ajouta : « Gens de Almou… frères de Foughal… prenez exemple sur plus petit que vous. Toute la race animale a chanté les louanges de la victoire. Notre victoire ! D’ailleurs, les chevaux qui renâclent, piaffent et se cabrent d’impatience, ces nobles destriers qui ont été de toutes les batailles qu’avaient menées nos ancêtres et que nous continuons à mener, en sont l’exemple vivant. Je vous invite, je vous en conjure, gens des béni Znassen de ne pas baisser les bras, l’ennemi est devant nous là-bas dans la plaine, et il n’y a qu’une vie. Oyez, oyez hommes des hauteurs, marcheurs des plaines et habitants des marais, serrez vos rangs et su à l’ennemi… A la grâce de Dieu ».
Une fidéleté à toutes épreuves
Dans l’un des nombreux villages de la tribu des béni Mimoun qui surplombe les fières montagnes des béni Znassen, habitait l’oncle Hammoudane, un humble et sage montagnard. Il avait pour animal de compagnie, chose curieuse, une petite chèvre au nom très évocateur de Nouera (…) l’animal était d’une beauté et d’une douceur captivantes. Et personne ne résistait à son charme ensorceleur. Elle se retrouva du jour au lendemain seule dans un milieu hostile à la suite du décès de sa mère puis de son père quelque temps après. L’oncle Hammoudane se donna un point d’honneur de s’occuper de la pauvre orpheline jusqu’à sa maturité. Il l’entoura de beaucoup d’attention et d’amour, et la considéra comme l’un de ses petits enfants, et dire qu’il n’en manquait pas. Il lui donnait le biberon quand elle avait faim, la soignait quand elle tombait malade. Il n’avait du temps que pour elle jusqu’à faire des jaloux parmi les siens. Ils étaient devenus inséparables qu’elle le suivait partout et ne dormait que dans son giron. C’étaient deux âmes sœurs qui n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre. Une belle histoire d’amour filiale en perspective et un bel exemple de fidélité à toutes épreuves. C’était un être à part, cette belle et étrange créature ! Par l’une des journées des plus nuageuses cette année-là, maître hammouddane était loin du village, dans ses alpages avec son troupeau de chèvres, pour passer le temps, Il sortit sa flûte et entama un de ses airs envoûtants dont il avait seul le secret. Aussi incroyable que cela pût paraître, quand il jouait, les bêtes s’arrêtaient de brouter et s’agglutinaient tout autour de lui, elles donnaient l’impression qu’elles savouraient ses notes doucereuses que l’écho portait à des lieues de ces pâturages. Des larmes coulèrent à flot des yeux émeraudes de la biquette ; elle était, elle aussi, comme ses congénères, envoûtée par ces notes mélodieuses. Tout à coup, sortis de nulle part trois individus à la mine patibulaire avancèrent vers le berger mettant ainsi fin à cette agréable et étrange communion entre l’homme et l’animal. Le troupeau se dispersa dans une telle débandade que le pauvre monsieur Hammoudane n’eut même pas le temps de voir à qui il avait affaire au début. Ils l’empoignèrent, le maîtrisèrent et le jetèrent sans merci, malgré ses supplications, dans un profond puits désaffecté tout proche… puis disparurent dans la nature comme ils étaient venus. Quelques instants plus tard, l’accalmie revenue, la pauvre bête revint sur les lieux avec l’espoir de retrouver son maître sain et sauf. Du berger ? Aucun signe ! Mais son instinct d’animal lui intima l’ordre de rester sur place. Alors dans un manège aussi saugrenu que puéril, la chèvre commença à tournoyer autour du puits tout en émettant des bêlements stridents et ininterrompus. Elle savait que son pauvre ami est dans les profondeurs du puits. Mais que faire ? Elle n’avait aucune possibilité de l’extirper de ce guêpier. La nuit la surprit et comprit alors qu’elle n’avait qu’un seul recourt. Elle dévala avec la vitesse de l’éclair le sentier escarpé de la montagne comme le feraient ses cousins éloignés que sont les mouflons à barbe de Tafoughalte. En un temps record, elle se retrouva devant la porte du Mas de son pauvre parrain. Elle gratta le sol de ses pattes, bêla de toutes ses forces puis encorna tant qu’elle put la lourde porte rustique en chêne-liège du céans de ses maîtres. Par l’embrasure, la femme vit le manège de l’animal et compris qu’un malheur était arrivé là-haut. Chose qui l’avait confortée dans ses craintes, la chèvre s’introduisit de force à l’intérieur et commença à mordiller les froufrous de la bédiïa[i] comme pour la sommer de la suivre. La vieille femme sortit en trombe, avertit ses fils qui prirent le chemin des alpages. Une fois sur place, ils entendirent des gémissements émanant du puits, ils confectionnèrent une corde de fortune puis l’un d’eux descendit et aida le blessé à remonter. Le pauvre vieillard qui avait une jambe cassée, perdit connaissance ce qui permis à ses enfants de lui placer des attelles de fortune à la jambe puis une civière pour lui permettre de mieux supporter le chemin du retour. En cours de route, la chevrette ne cessa de sautiller et de gambader tout autour de la petite troupe. On aurait dit qu’elle était toute heureuse de voir son grand ami encore de ce monde. On pourrait déceler un soupçon d’orgueil dans son manège. N’avait-elle pas sauvé d’une mort certaine monsieur Hammoudane ? Revenu à lui après des heures de sommeil réparateur, le blessa remarqua avec allégresse que la petite caprine se blottissait contre son corps comme pour le réveiller de son long repos. Malgré la douleur intense qui le submergeait, le paysan se rapprocha tant bien que mal de l’animal et posa un baiser sur sa tête, et quand il apprit par la suite tout ce qu’elle avait fait pour lui, il l’entoura de ses bras en signe de remerciements et dit cette phrase sentencieuse : -Ma très chère enfant, tu as plus de compassion pour moi que mes propres frères. Intriguée par ces paroles ambiguës, sa femme l’interpela : -Que viennent faire ici vos frères ? Il répondit, les yeux pleins de larmes: -Ils n’ont rien à envier aux frères de Joseph, le prophète, ils ont tenté de m’occire pour se partager l’héritage. Ils ont été aveuglés par l’appât du gain et le diable leur a insufflé l’idée machiavélique de se débarrasser de ma personne, ni vu ni connu… Après un lourd silence qui disait long sur la stupeur des membres de la famille, la compagne de monsieur Hammoudane ajouta avec philosophie : -Les voix du seigneur sont impénétrables, il viendra le moment où ils paieront de leur crime abject. Dieu est grand, il pourvoira à ta vengeance. Monsieur Hammoudane qui était entré dans un mutisme qui en dit long sur son état d’âme, sur son amertume, se reprit et ajouta calmement : -Je viens de me rendre compte à quel point les animaux sont plus miséricordieux que les êtres humains. Une petite chèvre comme Nouera a prouvé sa fidélité à son maître au moment où mes frères, le sang de mon sang, m’ont tourné le dos et, pire encore, ils n’ont point hésité à attenter à ma vie pour de l’argent, faisant ainsi fi de tout ce qui nous lie et fait de nous des être humains. [i] Longue robe de facture artisanale propre à la région des béni Znassen et de Kabdana.
La chèvre des Béni Znassen
Comme à son accoutumée, tôt le matin, monsieur Hamoudane pénétra dans son écurie pour s’enquérir de l’état de son troupeau et surtout pour saluer sa chèvre, la prunelle de ses yeux. -Salut ma très chère. -Bonjour monsieur. -Comment tu te portes aujourd’hui ? -Comme tu m’as laissée hier, triste… -Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ? -N’est-il pas encore venu le temps de me libérer ? Je voudrais jouir des prairies fleuries et cabrioler entre les arbres des chênes-lièges et des pins qui couvrent à perte de vue les montagnes des Béni Znassen. -Tu es encore très délicate mon enfant… attends d’être plus aguerrie. Sois patiente, les loups sont à l’affût partout dans la forêt. Tu sais bien ô combien ils sont friands de la chair tendre de la race caprine. -Je le vois bien, tu ne vas point me libérer, sachant nonobstant que, libre, je reviendrais te rendre visite de temps à autre. Le cas contraire, je me libérerai quelles que soient les conditions de ma captivité et tu t’en repentirais à jamais… Le pauvre fermier fixa profondément sa chèvre, il savait que ses paroles étaient sensées et surtout… n’étaient pas lancées en l’air mais c’était la peur et la frayeur du loup qui le poussaient à se comporter ainsi… L’histoire de la chèvre de monsieur Seguin taraudait son esprit. Et il ne voulait en aucun cas que cette tragédie se répétât avec sa douce biquette. Tout le fil des événements défila devant lui : une naissance entachée par la mort de la mère de sa chevrette, comment il lui avait appris à téter du biberon, comment il la dorlotait et comment elle dormait dans son giron… Revenu de sa torpeur, monsieur Hammoudane se rapprocha de l’enclos et tout en lui tapotant l’encolure, les yeux larmoyants, il lui dit : -Me suis-je un jour mal comporté avec toi ma biquette ? -Du tout, monsieur… -Alors pourquoi veux-tu me quitter ? -Je veux être libre et faire ce que bon me semble… Profiter de cet espace immense sans liens ni piquet pour me rappeler ma condition actuelle. Je ferai la fine bouche en choisissant la meilleure herbe qui soit, j’entrerai en contact avec ceux de ma race et tous les autres animaux… N’avez-vous pas combattus les français par la force des armes pour arracher votre liberté ? Existe-t-il un Yaznassni qui accepterait de vivre sous le joug de quelqu’un d’autre, quel qu’il soit ? Ce discours plein d’amertume et de mal être avait fini par bouleverser le pauvre fermier, il balbutia quelques mots incompréhensibles puis se ressaisissant un peu, il s’adressa à sa chèvre : -C’est ton dernier mot ? -Oui monsieur et je ne reviendrai pas sur ma décision… -Bon, je vais te libérer tout en sachant que tu n’es pas encore mûre pour gambader seule en plein forêt… Dernier conseil, il y a des situations où il ne faudrait pas compter sur la force, surtout que tu es encore molle et puis tu ne peux venir à bout des loups et des renards car, il n’y a pas à dire, ils sont plus forts que toi. -Je prends acte de vos conseils. J’ai été au fait de vos exploits vis-à-vis des français, comment vous les faisiez tomber dans vos traquenards… je serais une znasnia libre et indomptable. L’oncle Hammoudane se rasséréna quant au devenir de sa chère chevrette, il ordonna d’ouvrir le portail de l’enclos où elle était confinée à l’intérieur de l’étable. La chèvre sortit comme l’éclair donnant ses pattes au vent. Le pauvre paysan la suivit du regard alors qu’elle gambadait et sautillait dans la prairie, toute contente de sa nouvelle condition d’être libre… Libre et sans entraves. Au commencement de la deuxième nuit de liberté, de pleine lune de surcroît, elle entendit un terrible hurlement puis des grognements qui se faisaient de plus en plus pressants. Une voix caverneuse se fit entendre : -Bienvenue …, bienvenue… Savez-vous qui je suis ? -Je crois que vous êtes monsieur De loup, dit-elle avec emphase. -C’est vrai mais pas de révérences entre nous… Tu es intelligente et bien éduquée et je vais quand même te dévorer parce que comme tu le constates, je suis malade, je tousse tout le temps et toi, tu es une biquette débordante d’arômes des fines herbes, en particulier celles de la farigoule et du pinastre… Ta chair sera pour moi comme un baume à mon mal récurrent. -Bééé… Je suis navrée pour vous, je suis en convalescence, l’homme-médecine m’avait prescrit une diète où les fines herbes n’ont pas droit de cité, bééé… -Qu’est-ce que tu racontes ?… Diète ?...grrr… Que faire maintenant ? -Donnez-moi une période de répit pour reprendre des forces, entre temps je me goinfrerai en fines herbes. Le délai arrivé à terme vous aurez devant vous une chèvre aux saveurs de la forêt, un médicament efficace contre la toux comme vous dites…bééé… -Tu es entrain de me mener en bateau…grrr… dis, n’est-ce pas ? -Vous avez beaucoup de méfiance à mon égard, je ne suis qu’une pauvre chevrette, orpheline de surcroît. Visez un peu, le champ au pied de la montagne… bééé… une vraie parfumerie… si vous avez des doutes… montant vers le sommet de la montagne pour contempler cette féerie, une manière de vous prouver ma bonne foi. -Je te crois, mais si tu essaies de me jouer des tours, ma vengeance sera terrible… terrible… grrrr… -Non… non, n’ayez pas peur… j’ai perdu espoir en la vie… et … bééé… je serai la plus heureuse des chèvres si j’arrive à me sacrifier pour vous sauver la vie. Venez avec moi monsieur De loup pour jouir de la beauté des plantes et humer les effluves enivrants du Pouliot et du Pin … bééé… Bééé… Le seul fait de sentir ces arômes, diminuera de ton mal… - Tu es vraiment une chèvre à part, et d’une bonté rarissime, je dois l’avouer… Imbue d’un sang froid à toute épreuve, la chèvre accompagna monsieur Ouchene vers la cime, et de là, ils allongèrent leurs cous pour mieux jouir du spectacle des soi-disant herbes médicinales qui s’offrait à eux… Puis patatra, l’ingénu prédateur perdit l’équilibre, sentit le sol rocailleux se dérober sous ses pattes et se retrouva de facto dans le vide pour s’écraser ensuite en bas au pied de la montagne. La pauvre biquette repris son souffle, elle venait de l’échapper belle. Un frémissement de fierté traversa malgré elle tout son être. Elle se rappela les précieux conseils de son mentor. Des fois la ruse serait d’un grand secours dans ce combat perpétuel contre la race des canidés… Effectivement, l’Histoire retint ce haut fait de courage et d’intrépidité, parla de la plus sagace des chèvres… Les humains continuent encore de nos jours à raconter et à se transmettre de père en fils cette aventure caprine. L’histoire de la chèvre des béni Znassen qui était arrivée grâce à son sang froid et à sa sagacité proverbiale à bout de l’un des plus féroces loups qui infestaient la région. Depuis, et grâce à cette petite chèvre, plusieurs apriori sur la suprématie des loups n’ont plus droit de cité.
محمد مهداوي : السلام عليكم ورحمة الله تعالى وبركاته خالص محبتي للصديقين العزيزين الأستاذ عبد الحق مهداوي والسي نجم الدين مهلة...على تأثيثهما لهذا الفضاء بقصتي...عنزة بني يزناسن...باللغة الفرنسية، والحقيقة أن القصة المترجمة ذكرتني بقصة عنزة السيد سوغان...بما تحمله من نوستالجيا وحمولات اجتماعية وايديولوحية... لقد حولتم قصتي هاته من المحلية إلى العالمية بفعلكم هذا...جزاكم الله خيرا اسي نجم الدين مهلة...وأعلن لكم ولعموم الباحثين أن قصصي هاته نذرتها لوجه الله وكل من يريد الاستغلال عليها كتراث إنساني فأهلا وسهلا به وبجميع المبادرات التي تسير في الاتجاه... خالص محبتي السي عبد الحق خالص تشكراتي السي نجم الدين مهلة...جزاكم الله خيرا على هذه المبادرة القيمة... نجم الدين مهلة : العفو السي محمد. هذه محاولة بسيطة مني، كما قلت أنت، فقصة السيد سوغان للقاص الفرنسي الكبير، AlphonseDaudet بصمت طفولتنا و جعلتنا نحب هذا النوع من الكتابة. سأحاول إن استطعت متابعة ترجمة السلسلة. عند نهاية أي جزء سأرسلها للموقع. أتمنى لك مزيدا من التوفيق و التألق في أعمالك الأدبية. تحياتي الخالصة.
L'union fait la force
Le village haut perché de Tafoughalte est le chef lieu des béni Znassen, le fleuron qui donne à la région toute sa beauté, il se situe au milieu d’une nature envoûtante aux eaux limpides. C’est un paradis pour ses habitants et un passage obligé pour les randonneurs attirés par les odeurs alléchantes des nombreuses grillades sur la place mais aussi et surtout par les effluves et les arômes vivifiantes de ses montagnes… C’était en plein milieu de cette féerie qu’avait choisi de vivre l’oncle Hammoudane, entouré de sa famille et de son troupeau. De ses lieux, il avait glané toute sa sagesse et son savoir faire, comme il puisait sa force physiologique et de caractère de sa foi inébranlable en l’Etre suprême, Maître de tout l’Univers. Il emprunta son énergie au mouvement des animaux et aux bruissements des eaux douces… de véritables chefs-d’œuvre, d’une pureté et d’une virginité originelles, créant chez l’homme un état de béatitude et de sérénité presque monacal… L’écurie de monsieur Hammoudane se trouvait au milieu de cette prairie florissante, havre de paix pour les différentes espèces d’animaux apprivoisés ; moutons, brebis, chèvres, mules, lapins et autres gallinacés… Tous ces animaux vivaient en osmose. Maître Hammoudane était tellement ravi de ses animaux qu’il répétait souvent en plaisantant : -Le beau quatuor qui comprend le chien, l’âne, le mouton et la chèvre vit en pleine synergie et constitue une alliance aussi puissante que celle du pacte de Varsovie … En effet, cette synergie fut sur toutes les lèvres au village, on ne parlait que de cet étrange ménage entre des animaux qui n’étaient pas fait pour être en symbiose ce qui ne déplaisait pas pour autant au vieillard qui trouvait là source de fierté et d’enchantement. Par une belle journée printanière, alors que le troupeau paissait paisiblement dans un pré verdoyant avec en prime une douce chaleur relaxante offerte par un soleil de printemps fort magnanime, soudain les bêtes cessèrent de brouter l’herbe et relevèrent des têtes anxieuses. Elles venaient d’entendre un étrange cri, et un terrible et gigantesque loup au pelage grisâtre surgit de derrière une butte. Une grande frayeur envahit le troupeau, ce qui n’échappa guère à la sagacité du prédateur. Il profita de ce début de panique chez ses vis-à-vis pour clamer d’une voix de stentor : -N’ayez pas peur… Je suis venu pour la petite chèvre là-bas aux yeux émeraudes, une fois chose obtenue, je m’en retourne d’où je viens, vous ne me reverrez plus jamais. Alors le fidèle et intrépide chien de lui rétorquer : -Rebrousse chemin maudit félon, autrement, il t’en cuira, tu perdras toute ta dignité si tu as l’audace de te frotter à nous. Et le loup de partir dans un fou rire mettant à nu de terribles crocs aiguisés, puis il ajouta en ricanant : -Par votre stupidité, vous allez m’obliger à tous vous dévorer tant que vous y êtes… grrr… Sans donner suite à ces menaces, le chien, le mouton et l’âne se rapprochèrent de la pauvre chevrette qui était dans tous ses états et la tranquillisèrent. Elle n’avait rien à craindre, qu’ils feraient tout pour la protéger même au détriment de leurs vies. Le mouton aux terribles cornes acérées à l’extrémité sentit le sang bouillir et lui monter à la tête, cria alors en direction de l’assaillant : -Va-t-en voleur de poules, tu n’as pas de place parmi nous, tu as frappé à la mauvaise porte. Le loup lui répondit avec mépris : -Je vois… insensés !… vous êtes entrain de me déclarer la guerre… ! Pour qui ? Pour une vulgaire chevrette… grrrr… L’âne partit dans un hi-han[i] criard prolongé, une manière de se moquer des menaces en l’air du carnivore et se lança sur le champ dans une ruade infernale, les pattes arrières en l’air en direction de la bête qui perdit tout contrôle de soi. Le loup recula comme pour éviter les terribles cabrioles du baudet mais juste pour recevoir un terrible coup de cornes du mérinos en plein poitrail et qui le mit au tapis. Le pauvre prédateur se releva tant bien que mal, ravala sa cuisante défaite et pris la poudre d’escampette sans demander son reste. La biquette n’en croyait pas ses yeux. Le loup, le terrible prédateur mis en déroute de la manière la plus honteuse qui fût. Elle remercia ses compagnons pour leur bravoure et leur fit comprendre qu’en restant ainsi unis, personne ne pourrait les surprendre à l’avenir… Le soir, quand monsieur Hammoudane était revenu pour faire rentrer son troupeau dans l’enclos de la bergerie, la petite chèvre accourut vers lui, les larmes aux yeux. Son maître essuya de ses mains ce torrent de larmes tout en la prenant dans ses larges bras. Ayant appris ce qui s’était passé, il leur dit les paroles suivantes : -Mes chers amis, aujourd’hui vous avez fait montre d’une audace et d’une bravoure incomparables, et grâce auxquelles vous avez remporté une victoire bien méritée. Sans votre union, vous n’auriez pas pu venir à bout de ce redoutable ennemi. L’union fait la force. Autrement, c’est la mort assurée. [i] Onomatopée qui signifie braiement.
Nour, la gracieuse biquette de Tafoughalt ou la tirade du Cheikh
Tafoughalte, illustre et célèbre agglomération montagnarde. Sa renommée ne date pas d’hier, elle a dépassé ses chaînes montagneuses pour atteindre des contrées aussi lointaines qu’inconnues des habitants de ce chef-lieu de la non moins célèbre confédération des quatre tribus des Béni Snassen. C’est un site préhistorique par excellence, plusieurs découvertes anthropologiques avaient été faites sur divers emplacements témoignant ainsi du rôle majeur dans l’évolution des êtres humains, joué par les peuples installés sur place depuis la nuit des temps. Mais Tafoughalte, c’est aussi les richesses naturelles dont elle regorge : des eaux limpides, une végétation luxuriante et variée, et une faune aussi abondante que variées. Pour couronner le tout, un patrimoine culturel séculaire qui a et qui fait encore des jaloux. De tout temps, ce village a été une forteresse imprenable et un poste avancé faisant face à toutes les incursions. Du temps de l’occupation française, les combattants aguerris qu’étaient les Béni Snassen avaient été les premiers à verser leur sang pour la mère patrie. Sa nature est, de loin, captivante et envoûtante, les arômes de la forêt, les fines herbes en particulier vous bercent les narines jusqu’à la soûlerie et les odeurs des rôtissoires et des tagines titillent les palais les plus réticents. Sur les bordures de la route et à perte de vue, de braves paysans étalent les produits du terroir qui défient toute concurrence : zamita de l’année, thym, figues séchées, miel, œufs, poulets, escargots, asperges fraîchement cueillies… Pour sûr, Tafoughalte et toute sa région sont les rares lieux où les produits frelatés et les OGM n’ont pas droit de cité. Tout est bio et labellisé au nom de la pureté et la grandeur d’âme de ses habitants. C’est le terreau de l’originalité et de l’authenticité par excellence. Au centre du village, sur une esplanade spacieuse furent dressées des tentes caïdales multiformes et tout autour des chevaux barbes et des purs sangs arabes aux pédigrées aussi lointain que l’Arabie heureuse d’où ils avaient été amenés. Ils sont les gardiens de cette authenticité qui est en train de s’étioler un peu partout par l’effet de la modernisation à outrance. Non loin du camp, on avait nivelé le sol pour accueillir les cavaliers participant à la Tbourida, ou fantasia[i] accoutrés de leurs habits presque uniformisés et aux couleurs variées représentatives des clans et tribus participantes. Leurs cris de guerre se mélangeaient aux hennissements des fiers destriers créant ainsi une scène digne des grandes chevauchées épiques. Et tout cela au bon plaisir des spectateurs ravis et envoûtés par cette simulation presque réelle qui, certes, n’est pas sans danger, mais qui les fait revenir au passé glorieux de leurs ancêtres. Les danses tribales de Laâlaoui et de Reggada-très appréciées pour leur scénographie guerrière et virile- précèdent et intercalent les phases éliminatoires de la compétition. De même qu’on organisait des concours de toutes sortes pour encourager les paysans, en particulier les bergers, à une meilleure productivité eugénique. Dans ce sens, un concours de beauté pour l’amélioration de la race caprine avait une place de choix dans ce Moussem. Et comme chaque année, oncle Hammoudane y participait. Le jour de la compétition arriva, un soleil radieux accueillit les participants et les spectateurs venus des environs mais aussi des quatre coins de la région pour assister à la nomination de la meilleure chèvre des Béni Snassen. Un brouhaha montant crescendo accueillit la venue d’un homme vénérable, habillé d’une djellaba de confection locale d’un blanc limpide lui donnant les allures d’un grand chef de tribu. C’était Cheikh El Madani, un homme respectable connu pour être le meilleur éleveur de chèvres. Il avait plusieurs prix à son palmarès. Il était là non pas pour participer mais en tant que membre de la commission d’arbitrage. Il descendit prestement de son cheval barbe de couleur bai, une foule de badaud s’agglutina pour le voir, le toucher ou lui serrer la main. Un cordon de sécurité lui fit un passage jusqu’à la grande tente, il s’y engouffra et s’assit à la place du centre qui lui revenait de droit, celle de juge principal. Deux autres personnes non moins respectables attendaient. C’étaient ses assesseurs. De suite, il se leva et, après les salamalecs d’usage, il souhaita la bienvenue à tous les participants ainsi qu’aux spectateurs. Avant le commencement du concours, les participants défilèrent devant la commission, chacun tenant sa chèvre en laisse. Comme à chaque fois, plusieurs races avec des noms divers et aux assonances étrangères étaient de la partie ce qui mit à mal la patience et le sang froid de Cheikh El Madani. Voir des chèvres de pure souche attifées de noms comme Juliana, Mogica, Salomé, Nirvana, et autres Susanne et Chahda… Il n’arriverait jamais à s’y habituer, lui qui avait un troupeau immense. Il se retint, mais à quel prix ?! Il cacha tant bien que mal sa colère et son mécontentement, il avait une réputation d’impartialité à défendre quand même. Mais à la vue de ce vieillard d’oncle Hammoudane défiler devant lui, tenant une petite et mince chèvre. Son visage se dérida, un large sourire façonna son visage d’homme respectable. Il ne put se retenir et lança comme si de rien n’était à l’égard du vieillard : -Elle s’appelle comment, ta biquette, ssi Hammoudane ? Il répondit avec la bonhomie coutumière à tous les béni Snassen : -Elle n’en a pas mais s’il le faut, vous pouvez écrire Thghate[ii]dans votre registre. Le juge El Madani l’observa attentivement et le salua en berbère -et sans accent s’il vous plaît ! Il était conquit par les habits traditionnels du berger, son turban blanc immaculé, bien mis et ses babouches jaunes aux motifs amazighs qui rappellent les animaux peints sur les murs escarpés des grottes de la région. Le juge marmonna comme pour lui-même : « voici un Snasni de pur souche, aucun artifice ! » Il sourit à oncle hammoudane qui se hâta de quitter les lieux tirant avec ménagement sa chèvre, nouvellement baptisée Thghate. Après quelques belles prestations des équipes participantes, où les salves répondaient aux salves dans un timing impeccable aux normes de la compétition, prirent place au milieu de l’arène des femmes qui s’étaient alignées en deux rangées, commencèrent alors des chants de Saf [iii]sous le rythme des Bendirs[iv]. Des complaintes et des romances rappelant les faits d’armes des guerriers de la tribu mais aussi les histoires d’amours qui se transmettaient de mères en filles. Ces Moussems sont l’occasion pour les tribus de rester en contact mais aussi pour garder vivace et impérissable notre patrimoine culturel. Vint enfin le moment tant attendu : l’annonce des résultats. Cheikh El Madani s’avança un peu et clama tout haut la victoire de la petite Thghate. Ce fut la surprise et la consternation totales chez les éleveurs. Une rumeur monta crescendo pour devenir vacarme incontrôlable. Un jeune homme vêtu d’un short et d’un débardeur se fraya un chemin, avança jusque vers les juges et d’une voix forte et pleines de reproches : -Comment se fait-il qu’une telle chèvre puisse remporter le premier prix ? Elle ressemble plus à un chat famélique qu’à une chèvre. Une salve de rire moqueur tonna au sein de la foule mais le Cheikh resta imperturbable et sûr de lui. Des situations comme celle-là, il en a vu des centaines. Il n’est pas à son premier concours. D’un geste de la main, il intima le silence puis de sa voix sereine et portante, il s’adressa à la masse qui était devenue de plus en plus compacte : -Gens de la tribu des Béni Snassen, braves entre les braves, comment se fait-ils que vous ayez bradé vos djellabas et sarouals[v]contre de vulgaire pantalons serrés… ? Vos noms et ceux de vos chèvres aussi ? Vous avez laissé de côté toutes les fines herbes et les fruits qui faisaient et font encore la renommée de notre région et vous les avez remplacées par Jasmin, Iris et chrysanthème … de vulgaires pizza, hamburger et autre tacos ont pris la place de la Zamita, du Sacoqueet des figues séchées. Vous avez affublé vos pauvres chèvres de noms éphémères comme Julianna, Mogica et Salomé et vous avez biffé d’un revers de la main Azzaet Maâzouza… comment se fait-il que des noms comme El mokhtar, Jilali, Yaythmass, Hadhoum et Safia ne soient plus à votre goût ?... Allez-vous-en, que je ne vous revois plus ! Vous n’êtes plus dignes du glorieux passé de vos ancêtres. Vous avez préféré le clonage et l’artifice à l’originalité. Vous êtes encore, comme le corbeau, en train de chercher votre propre démarche. Et vous allez à la dérive si vous ne vous reprenez pas… Oui ! Thghate est la meilleure et la plus belle ! Sa beauté est toute intérieure. Elle a été primée cette année… vous savez pourquoi ? Parce qu’elle est de race pure et son propriétaire est de la meilleure souche qui soit. Il est plus noble que vous tous ici. Il est le reflet de l’âme yasnasnie, la vraie ! Et Il mérite ce sacre ! J’ai humé dans sa biquette l’odeur de la terre de nos aïeux… des amandes et de la figue de barbarie… l’odeur du baroude[vi]émanant des hauteurs d’Almou… J’ai senti… non ! J’ai compris que vous avez tourné le dos à votre Histoire glorieuse et à la place, vous avez glorifié comme les hébreux le veau d’or… Les montagnes des Béni Snassen reprirent en écho l’émouvante tirade du cheikh, les forêts de chêne-liège et du Caroubier la reprirent en chœur… Un silence éloquent se fit, de la foule braillante, il n’en resta que l’ombre. Tout le monde baissa la tête comme un enfant pris en flagrant délit de gourmandise puis, un à un comme des automates qu’ils étaient devenus, ils reprirent leurs bêtes et s’en allèrent sans regarder derrière eux. Ils avaient compris. [i] Ou fantaisiste, c’est-à-dire simulation d’une attaque de la cavalerie. [ii] Chèvre en langue berbère. [iii]Littéralement alignement, chant célèbre parmi les tribus des béni Snassen où les femmes s’alignent en deux rangées diamétralement opposées pour chanter sous les percussions des Bendirs. [iv]Instrument à percussion en cuir et sous cadre rond très usité en Afrique du nord. [v] Ancien pantalon large qui arrive aux genoux. [vi] Poudre à mousquet et à canon.
Le pont de la concorde
A la mort de leur père, Oncle Hammoudane et son frère Hmiddane étaient entrés en conflit qui fut suivi d’une rupture qui avait duré de longtems. La présence d’un pont qui séparait leurs terres respectives ne fit qu’accentuer cette dispute et tuer dans l’œuf toutes les tentatives de les réconcilier. Car Oncle Hammoudane et sa chèvre n’avait plus le droit de le traverser pour aller vers les hauts pâturages… Chacun sur une rive, épiant, à l’affût et prêt à en découdre avec l’autre. Debout chacun à une extrémité du pont qui traversait la vallée, Ils gesticulaient et se lançaient des menaces à longueur de journées. Avec le temps, cette construction devint synonyme de ressentiment et de rancœur. Ce conflit finit par être sur toutes les lèvres jusqu’au-delà des montagnes des Béni Snassen, s’ensuivirent alors de timides initiatives mais qui n’eurent aucun succès. Mêmes les animaux ressentirent les effets de cette rupture. Elle mit fin à tout contact que ce fût humain ou animal, ni les appels bouleversants des amants, ni les bêlements stridents des chèvres et de leurs petits des deux côtés de la vallée ne fléchirent l’entêtement des deux frères-ennemis. La chèvre Azza lança un bêlement guttural qui se répercuta en écho à travers le gouffre béant qui séparait les deux terres. La résonnance de ce cri de détresse fit répéter aux êtres vivant dans la région- humains comme animaux- cette ritournelle pleine de sens : « Ah, quand l’homme s’immisce dans la vie des animaux… » Depuis le début de ce conflit Azza , la biquette d’oncle hammoudane et sa sœur Maâzouza qui se trouvait de l’autre côté chez monsieur Hmiddane, avaient pris l’habitude de se rencontrer sur les versants escarpés de la ravine protégées des regards indiscrets par la nuit noire, pour essayer de trouver une solution médiane qui pourrait rendre les choses telles qu’elles étaient avant la dispute. Pour sûr, rien n’était comme avant, ni les chiens par leur dynamisme nocturne, ni les vaches, par leur gloutonnerie coutumière à longueur de journées et ni les coqs qui perdirent de leur superbe. Le cocorico d’antan ne fut que l’ombre de lui-même., c’était plus un lamento qu’un cri de bienvenue accueillant le jour nouveau. Seule la rivière sortait du lot en affichant un sourire des grands jours, toute heureuse de sa solitude et de ses eaux limpides. La situation étant ce qu’elle est, Les deux sœurs décidèrent d’agir. Et vite. Elles profitèrent d’une nuit sans lune pour se réunir en cachette avec le reste de la faune de la région. Elles résolurent, en concertation, de construire un grand et magnifique pont. Chose inouïe, je vous l’accorde, mais la suite de l’histoire leur donnera raison. Une fois l’ouvrage terminé, elles fixèrent sur ses supports de suspension une longue et large enseigne sur laquelle était écrit en grandes lettres : le Pont de l’affection. Les parapets en étaient couverts de paille et de fleurs multicolores, les côtés et le sol de fines herbes dans les arômes embaumèrent tout l’entourage. Comment ils avaient fait pour réussir cet exploit ? Nul ne le sut, en tout cas parmi les êtres humains. Le matin d’après, oncle Hammoudane entra comme à son habitude dans l’écurie où litaient ses animaux, pour la trouver vide de ses occupants, il avait beau chercher dans les recoins sa belle chèvre mais sans résultat. Soudain, il tendit l’oreille et entendit comme des clameurs venant de l’extérieur, il sortit en courant et ce fut un spectacle extraordinaire qui s’offrait à ses yeux : de l’autre côté du pont, tous les animaux des deux rives en liesse générale. Ils dansaient, s’embrassaient, cavalcadaient et criaient leur joie, celle des retrouvailles après une longue et âpre séparation forcée. C’était plus fort que ce que pouvait supporter son cœur fragile. Ses yeux s’embuèrent de suite et il commença à pleurer à chaudes larmes. Mais il n’était pas à sa première surprise, il frotta ses yeux… (Eh oui, il n’avait pas la berlue)… au milieu de cette faune enthousiasmée, il remarqua tant bien que mal son frère Hmiddane qui … pleurait de… joie, surtout quand il vit son grand frère qui l’observait de l’autre rive l’air abasourdi. Il l’appela tout en pleures comme un petit enfant : -Mon frère… mon frère ! Comme tu m’as manqué ! Il courut vers son frère aîné pour le tenir dans ses bras comme ferait une mère pour son bébé, en plein milieu du pont. Ils restèrent longtemps enlacés, pleurant leur saoul comme deux simples bambins. Des larmes de joie qui disaient long sur leur affection l’un pour l’autre. Ne dit-on pas que le sang ne devient jamais eau ?! Fort ému de ses retrouvailles inespérées, l’oncle Hammoudane interpela son cadet de frère : -Je ne te savais pas de toute cette bonté, mon frère ?! Tu as construit un pont, un vrai, et tu t’es débarrassé de tous les obstacles qui nous séparaient et tout ça … en une nuit, mais c’est extraordinaire !!! Comme tu es grand, mon frère!... Son frère l’interrompit : -Tout le mérite revient à ces deux biquettes, et joignant le geste à la parole, il montra du doigt les deux sœurs : Azza et Maâzouza. Sans leur présence d’esprit, les boutures de la l’amour fraternel n’auraient pas pris racine entre nous… … Les deux frères organisèrent de concert une grande agape à laquelle furent invités tous les Amghar des tribus de la grande fédération des Béni Snassen et on discerna la plus grande distinction aux deux chèvres, celle de la concordance. On les attifa toutes les deux d’une couronne de fleurs dorées chacune comme gage de reconnaissance éternelle pour tous les services rendus à la communauté : celle qui marche sur quatre pattes comme celle qui marche debout. Et comme chaque fête qui se respecte se clôt par un discours, les deux caprines furent invitées sous les vivats et les cris du public enflammé. Par commodité, on en a choisi la partie la plus émouvante. -« … Vous ! Etres humains …, et vous ! Faune de la région… construisez les ponts de l’amour et de la concordance entre vous, ne cédez pas à la haine, laquelle est le feu grégeois qui brûle les cœurs de l’intérieur… Beaucoup de ponts, autour de vous, ont été rasés… une simple attention de votre part serait la bienvenue… Soyez donc, que Dieu vous bénisse, des architectes et des bâtisseurs et non les pioches de la démolition et de la destruction… ! »
Chèvre Nour
Oncle Hammoudane, connu parmi les sien pour être un homme posé et imperturbable, ne se tenait plus de joie, ce jour-là. Et pour cause, une jolie et agréable chevrette venait de voir le jour. Il était devenu très attaché à elle dès qu’il la vit, il la baptisa du joli nom de Nour. Il lui inculqua la meilleure des éducations et la préféra à toutes ses chèvres. Elle était devenue comme son ombre et le suivait partout où il allait. Ce qui peut paraître aussi étrange que saugrenu, il passait la plupart de son temps libre avec elle. Et cette relation hors du commun finit par faire des jaloux, sa femme et ses fils en premier… La petite Nour grandit et prit beaucoup d’assurance sous la protection de son maître adoré. Elle était devenue une vraie célébrité au sein de la tribu et même au-delà, du côté des montagnes d’Ichabdanen. Elle était d’une beauté inégalable et son lait était abondant et riche en matière grasse même pendant la période des vaches maigres, les mois de sécheresse aigüe s’entend, qui avait mis à plat l’économie des paysans. Tout le monde parlait du phénomène appelé Nour. Pour les campagnards, c’était une chèvre bénie de Dieu ; ils s’empressaient à la caresser, à boire des gorgées de son lait pour ses soi-disant vertus thérapeutiques et ils se battaient au coude à coude à qui la recevait dans son pré. Ces rudes montagnards croyaient dur comme fer qu’en l’accueillant, tous les malheurs -passés, présents et futurs- disparaîtraient à tout jamais, et à la place s’installerait la baraka. On se l’arrachait et les demandes fusaient de toutes parts. L’oncle Hammoudane était embarrassé, il n’en pouvait plus, surtout que sa maison était devenue du jour au lendemain comme un sanctuaire et les « Mourides » affluaient de partout sans oublier les femmes en quête d’une progéniture… d’exorcisme… Que faire ? Le pauvre paysan raconta son malheur au fqih du Douar, ce dernier lui conseilla sans ménagement d’égorger la chèvre et d’en faire-de sa chaire- une offrande aux nécessiteux (dont il faisait lui aussi partie bien sûr). Il récusa l’idée et il fut même outré par l’outrecuidance du religieux. Pour lui, sa chèvre n’était pas un simple animal, il y avait entre eux une relation profonde, une sorte de complicité tacite. Ce serait une folie que de sacrifier sa chère biquette pour son bien être immédiat. C’était hors de question ! La caprine était devenue comme son ombre, une sorte d’âme sœur qui ne le quittait presque jamais. Il passa alors la nuit à réfléchir à une solution qui éloignerait de lui les gens et par la même occasion sauver Nour du pire des destins qui pourrait arriver à une chèvre. Après avoir bien réfléchi et pesé le pour et le contre, le vieux paysan arrêta son choix sur une ruse qui fut à même d’éloigner l’auréole de sacralité de sa chèvre. Et pour se faire, il acheta un vieux et sale baudet pour une bouchée de pain et il l’installa dans la literie de Nour. Bien sûr, il avait entre temps caché sa Biquette loin des regards. Ce fut la consternation totale chez « les mourides ». Où était-elle ? Comment s’était-elle volatilisée ? Serait-ce là l’œuvre du Malin ?... Ils l’avaient beau cherchée partout pour s’imprégner de sa soi-disant baraka mais sans résultat… Après bien des va-et-vient, voyant que les crédules paysans étaient à point comme les nèfles d’Ouaoulloute au mois de mai, Oncle Hammoudane, après avoir mis le masque de la frayeur, leur annonça : -La baraka … a changé de corps, de la chèvre … elle est passée à ce vieil hémione crotté et irascible. Les campagnards finirent par jeter du leste poussés, en vérité, par les relents nauséabonds de l’horrible animal ; les visites s’espacèrent pour ensuite disparaître et avec eux tous les rites païens qu’ils entamaient en présence de la pauvre Nour. Ce ne fut plus qu’un mauvais souvenir pour le vieil homme. On oublia jusqu’au Nom de sa biquette. L’oncle Hammoudane repris sa vie d’ascète d’antan au milieu de ses animaux… Et bien, bien plus tard, s’étant rendu compte de leur folie passagère, les paysans regrettèrent profondément leur comportement d’ingénu et ne cessèrent de demander la clémence et l’absolution de Dieu. Ils reprirent leur train-train de vie normal. Et quand ils reparlaient de ce fâcheux épisode de leur vie, c’était pour en rire.
Dame dignité
Dame dignité s’est armée du courage et est sortie de sa retraite pour entamer un périple qui l’a mené à travers les dédales et les ruelles des villes des différentes contrées qu’elle traversait. Ces pérégrinations n’étaient pas sans mal pour cette noble créature connue pour sa réserve légendaire, elle pleurait et souffrait en silence sans attirer l’attention de personne. Ce qu’elle voyait et entendait n’était pas pour lui plaire. En cours de chemin, elle se retrouva face à face avec une petite fille en guenilles, les cheveux drus, sales et mal peignés, et sans rien pour protéger ses minces pieds pleins de gerçures sanguinolentes. Elle lui demanda : -Pourquoi es-tu pieds-nus ma petite ? D’une voix douce, la petite répondit : -J’ai perdu mon père pendant la guerre, une bombe était tombée de plein fouet sur notre maison. Je suis seule survivante. -Et personne ne s’est donné la peine de te prendre en charge ? -Du tout… du tout, j’attends encore qu’une âme charitable vienne et me prenne sous sa protection. La dignité ne put garder sa constance. Ses yeux s’embuèrent. Par pudeur, elle détourna la tête vers le ponant et répéta comme pour elle-même : -Quelle est étrange cette humanité. Ce monde, il est d’une telle cruauté ! Dame dignité dit cela et reprit sa tournée dans l’univers des êtres humains pour atteindre ensuite un petit village où encore une fois, elle rencontra une jeune et belle fille. La jouvencelle se prostituait pour gagner de quoi subsister. Elle l’aborda : -Ô noble fille, personne n’a eu pitié de toi ? La fille lui répondit toute en larmes : -Personne…personne… j’ai perdu tout espoir de vivre décemment, et c’est ainsi que je me suis retrouvée sur la chaussée à me pervertir… et… nombreux sont mes … clients. Maintenant, je suis gâtée par eux alors qu’ils ne daignaient même pas me regarder quand je tendais la main. Je n’en peux plus, je vais quitter ce monde… je vais mettre fin à ma vie… -je t’en prie ma fille, la supplia la dignité, sois patiente… le chevalier servant pourrait venir de nulle part et à tout moment et il te prendrait en croupe sur sa monture dorée. Arme-toi de patience, sois courageuse, tu ne peux savoir d’où viendrait le bien… -Je n’en peux plus de cette vie au milieu de mes semblables, les animaux auraient été plus charitables avec moi… ils m’auraient pris sous leurs ailes… Et dame dignité de s’en aller toute dépitée. Elle quitta à tout jamais ce monde de bassesse et d’hypocrisie. Et depuis ce jour-là, comme des loups, les êtres humains ne faisaient que s’entretuer. Et de plus belle.